« Voilà 90 ans que je traîne ma carcasse d'invalide dans le monde sanglant des ninjas, et je trouve utile de rappeler ici mes souvenirs, moi qui en ai de moins en moins. Je suis né à Suna même il y a maintenant un siècle, sous l'ère du Nidaime Kazekage qui achevait son règne. Mes parents, également ninjas, décédèrent durant une mission délicate. Ils parvinrent à voler des documents secrets, mais un sceau explosif placé dans l'un d'eux mit un terme à leurs jours et jeta un énième orphelin sur la terre.

J'ai suivi une éducation normale, quittant l'Académie pour une équipe de Sunajins dirigés par un ninja tout aussi mauvais que moi, mais qu'une ambition ardente rendait arrogant et insupportable. Notre maître manquait chaque soir de nous tuer à l'exercice, plaçant des charges excessives à nos jambes et utilisant des explosifs pour nous « mettre en conditions » et nous « endurcir », disait-il. Malheureusement, une nouvelle guerre vint nous arracher à la douceur de nos habitudes ; et bientôt les leçons de notre sensei perdirent en intensité tant le conflit les dépassait en atrocité. Les tranchées se remplissaient de morceaux d'hommes à peine plus âgés que nous, et les hurlements avaient le parfum des corps en putréfaction.

Mais l'ambition de devenir un grand ninja me poussa à ma propre perte. Alors que notre hiérarchie avait exigé de mon équipe qu'elle regagnât des lignes plus reculées, je décidai d'intercepter une unité de nos adversaires, ignorant alors qu'il s'agissait d'ANBU. La lutte dura à peine 10 secondes. En rouvrant les yeux, j’aperçus dans un brouillard noir les silhouettes allongées de mes équipiers morts. Le bruit des explosions qui précédèrent notre défaite m'avaient rendu sourd, mais pire encore : tandis que je désirais plus que tout partir, mes jambes semblèrent incapables de me redresser et de me porter au loin. Je pensai d'abord que la peur m'immobilisait ; mais, aussitôt que des médecins et d'autres Sunajins me retrouvèrent au bout de deux jours, la nouvelle de mon infirmité marqua mon existence et acheva de me réduire à l'état de grabataire.

Depuis, je n'ai cessé de ramper et de mendier dans les rues les plus sales de Suna. Le village était trop pauvre pour accorder une pension aux anciens hommes qui, malgré leur engagement, n'avaient plus les capacités physiques pour mener à bien une simple mission de rang D et permettre la rentrée d'argent. Un ninja, même ayant été obligé de quitter son statut de shinobi, restait un outil aux yeux du pouvoir ; et dès lors qu'il ne me trouvât plus utile militairement, il m'accorda seulement le droit de manger à la gamelle des chiens abandonnés de Suna. Néanmoins, une bougie continuait de brûler en moi, et un souffle, venu de je-ne-sais-où, maintenait ma flamme éveillée.

L'âge n'était pas encore aux discours de paix universelle et de projets d'alliance entre pays adverses : nous étions des hommes. Et la brigade des marionnettistes de Suna où sévissaient la vieille Chiyo ainsi que son frère était déjà réputée pour les expériences secrètes qu'elle menait sur les prisonniers, les indigents, ou les volontaires du pays. J'y vins un jour, leur demandant, quitte à mourir, qu'ils trouvent un moyen de me rendre mes jambes. Ils ne le purent malgré leur science d'un autre temps ; mais j'obtins une machine, le premier fauteuil-roulant ninja, pour revenir à mon projet initial : tuer nos adversaires et marquer mon nom en lettres d'or dans le couloir d'honneur du palais du village.

Néanmoins, je ne parvins pas à manipuler mon engin avec l'aisance que j'espérais ; des décennies, que dis-je !, plus d'un demi-siècle fut nécessaire pour que j'en obtins une maîtrise correcte. M'entraînant également au kunaï, je jurai de ne jamais retomber au front, et de prouver au monde qu'un infirme était capable d’œuvres grandioses ! Malheureusement, le Kazekage Gaara avorta mes espérances, m'ordonnant, au mieux, de porter les drapeaux et d'attendre à l'arrière que les hommes reviennent pour ouvrir leurs boissons alcoolisées avec la roue métallique de mon fauteuil.

Récemment, Suna a été attaqué par une sorte de serpent infirme comme moi et dont on ne pouvait deviner le sexe. À peine approcha-t-il nos murs que le grandiose et légendaire Fumetsu Kashikoi parvint à le repousser avec l'appui de son équipe, et ce sans combattre ! Les Kages, dont le mien, ont alors pris la décision de partir pour le nouveau monde où sévissent les hommes qui vinrent malmener nos portes. Quant à moi, j'ignore où aller. J'ai trop peur qu'en rejoignant mes alliés, la balance ne s'effondre de notre côté...

« Je n'ai jamais pris le temps de lire malgré mon handicap, mais je suis sûr d'une chose : le monde est une pomme de terre mal découpée par les dieux, et qui se cherche une apparence comme un adolescent boutonneux. Je parle de patate car j'ai beaucoup en commun avec le tubercule : j'ai le physique ingrat et la peau terreuse d'un vieillard d'une époque passée, un regard gonflé par des sortes de vieilles racines noires dont on débarrasse les légumes à l'épluchure, mais qu'une Nature moqueuse laissa autour de mes yeux ; et je pense que mon physique représente au mieux l'état de mon âme. Invisible aux yeux de la population, nul ne me remarque malgré mon fauteuil. Je sais être d'une discrétion de senseur rang S ; mais dès lors qu'un homme aperçoit ma laideur et mon moyen de locomotion, un rire puissant puis un doigt levé vers moi me remplissent de gêne et de haine. Quant à ma personnalité, je dirais qu'elle ne parvient pas à s'exprimer ; elle se trouve en moi, quelque part d'inconnu et de secret, et malgré les coups que je donne pour briser l'écorce qui la retient prisonnière, une poussée étrangère m'en empêche, me remet à mon impuissance, et me donne le sentiment que je suis aussi infirme au-dedans qu'au dehors. En bref, l'incapacité d'agir me résume au mieux. Je me sens incapable de tout et disposé à rien. J'ai pour talent de manipuler un kunaï, mais un académicien saurait me désarmer. Je suis doux, gentil et drôle pour m'attirer des amitiés ; mais je reçois uniquement des détritus. Oh chemin désespéré de la déchéance ! N'en as-tu pas assez de boire au calice de mon malheur ? Ne peux-tu abandonner un homme à sa triste destinée, et le laisser regagner le nid douillet qu'il n'aurait jamais dû quitter ? Fatale providence ! Tu ne m'as pas pris seulement mes jambes ! Avec se trouvaient mon honneur, ma dignité, mon talent ! Je suis, moralement comme physiquement, un infirme ; je ne parviens pas à me déplacer dans le monde matériel, comme je ne parviens pas à cheminer dans le monde spirituel ; mon moi d'ici est aussi peu avancé que mon moi d'ailleurs ; dès qu'un rocher se présente sur ma route, je sais que, incapable de rouler dessus, je devrais manœuvrer pour un autre chemin ; de même que, lorsque ma pensée ou mon sentiment m'amènent à désespérer de mon état, ma médiocrité au kunaï m'empêche de trouver ma carotide pour abréger mes souffrances. Et mon existence se résume à ouvrir les yeux dans tous les hôpitaux du monde, et à voir, dans la lumière d'un plafond aveuglant, le visage candide et rieur d'une jeune infirmière qui, comme dans une taverne numérique mal fréquentée et mal gérée, ne trouve rien d'autre à vous dire pour soulager vos maux intérieurs que : « Ça va ? ».

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