Sunagakure avait beau être un village ninja, il reste que c’était quand-même un village. En période creuse, il arrivait que des nuits entières s’écoulent sans qu’un seul malade ne se pointe à l’urgence, ce que Kaede trouvait d’un ennui mortel quand elle avait le malheur d’être de garde. À la longue, il avait bien fallu développer des stratégies pour meubler ces heures de désœuvrement. Lorsque le contexte s’y prêtait – c’est-à-dire dès qu’elle était certaine que personne ne faisait attention – elle déballait son matériel en douce et s’improvisait un labo derrière une pile de dossiers. Ces cachoteries étaient devenues nécessaires suite à une série de plaintes déposées par le personnel de l’entretien ménager.  Et alors? Si la plupart oubliaient de porter des gants, si certains étaient même assez bêtes pour ne pas faire la différence entre leur café et l’une de ses potions, n’était-il pas dans l’ordre des choses qu’ils vivent avec les conséquences?

Ce soir-là, traversant la salle d’attente vide pour aller prendre son poste, la jeune scientifique craignit d'être de nouveau confrontée à une nuit monotone. Dès que le dernier préposé à l’entretien eut quitté, elle fila donc au sous-sol emprunter une centrifugeuse et rassembla dans son bureau les ingrédients de sa future création, un dérivé d’analgésique aux puissantes propriétés euphorisantes (en théorie).

Pipette d’acide dans une main, éprouvette de solution bouillante dans l’autre, Kaede en était à la partie la plus délicate de sa recette quand une vieille infirmière blasée entra sans frapper et entreprit de dégager la table d’examen.

« On vous amène un patient, Dre Shimizu. »

« Ah? Qui c’est, quelqu’un du coin? »

D’un haussement d’épaules, l’infirmière signifia qu’elle n’en savait rien puis s’écarta pour faire place à la civière poussée par deux paramédics. Pendant que ceux-ci transféraient le patient sur la table, la jeune femme découvrit que plusieurs gouttes excédentaires d’acide avaient eu le temps de tomber dans le mélange, conférant à celui-ci une couleur jaune plutôt moche. Elle posa le tube. Cette fois-ci, il ne faudrait pas qu’elle oublie de mettre son échec aux ordures avant de quitter.

La kunoichi enfila son sarreau et une paire de gants tout en écoutant le rapport des paramédics.  Non, on ne le connaissait pas. Il n’avait aucun papier d’identité sur lui. L’appel avait été placé par le propriétaire d’une brasserie locale suite à une baston qui s’était mal terminée pour le blessé, inconscient depuis l’arrivée des secours.

La jeune femme soupira. Décidément, les ivrognes étaient un thème récurrent de son existence. À elle non plus, le visage de celui-ci ne disait rien. Il ne devait pas être bien vieux et semblait en bonne forme physique si on faisait abstraction de l’énorme hématome qui décorait sa tempe droite, de ses multiples ecchymoses et de ce qui ressemblait fort à des traces d’ongles sur sa joue. Sans doute avait-il insulté une fille, excuse classique du sunajin bourré pour taper sur un inconnu.

« Eh bien dis-moi, ils ne t’ont vraiment pas loupé! » déplora Kaede.

Elle en était à préparer son matériel quand une tache rose en périphérie de son champ visuel capta son attention.

« C’est quoi, cette chose? »

« Ben, son manteau », répondit le second des deux paramédics en déposant l’insolite vêtement de plumes sur une chaise. Une plaque métallique en tomba et atterrit en tintant sur le sol dallé. La jeune spécialiste de l’irou ninjutsu ne put s’empêcher de sourire en reconnaissant le sigle de Konoha. Alors comme ça, Sunagakure n’avait pas l’exclusivité des shinobis excentriques imbibés…

Alors que la kunoichi s’apprêtait à examiner les pupilles du blessé pour s’assurer qu’il n’avait pas d’hémorragie cérébrale, celui-ci se réveilla subitement et bondit derrière la table, s’emparant au passage d’un crayon pour se défendre. À en juger par sa vitesse, le ninja semblait moins abimé qu’elle l’avait d’abord cru. Ou alors il était suffisamment conditionné pour conserver ses réflexes de combat malgré un état de conscience altéré, ce qui était habituellement l’apanage des shinobis de haut niveau.

« Je suis pas mort ! Je suis pas mort ! M'approchez pas charcutière de Suna ! M'approchez pas ! »

Pour une fois, on attribuait à Kaede des intentions pires qu’elles l’étaient en réalité. Elle voulut rassurer le type mais il poursuivit sans lui en laisser le temps : « Où sont mes lunettes ! Je vais attraper le gengen ! »

Bon, finalement, on ne pouvait pas encore écarter l’hypothèse d’une hémorragie cérébrale. La médic n’avait jamais entendu parler de « gengen ». Si c'était une maladie, elle ne devait pas être très répandue. Un microbe de Konoha, peut-être? Mais alors, quel rapport avec les lunettes? Bah, le pauvre était sans doute sonné et confus, sans plus.

Elle s’approcha lentement, surveillant les mouvements du ninja, les mains bien en vue pour ne pas qu’il croie qu’elle lui voulait du mal. Ce gars n’avait pas l’air particulièrement inoffensif ni même sain d’esprit - y’avait qu’à voir son manteau - et la jeune femme n’avait aucune envie de se prendre un crayon dans l’œil. Elle lui adressa son sourire le plus engageant.

« Ce ne sont que des bandages et du désinfectant, regardez. Et personne n’a jamais rien attrapé dans mon bureau. »

Cette dernière affirmation n’était pas strictement vraie mais Kaede n’était pas à veille de mentionner ses expériences à un étranger paniqué.

« Je n’ai pas vu vos lunettes. Vous avez dû les perdre dans la bagarre. Laissez-moi juste m’assurer que vous n’avez rien de grave et vous pourrez aller les récupérer. »

Elle hésita quelques secondes puis la curiosité l’emporta sur la prudence et elle ajouta : « Je termine dans un quart d’heure. Si ça vous dit, je veux bien vous accompagner. Ça pourrait vous éviter un paquet d'ennuis.  »

C’est sa mère qui pèterait les plombs si elle l’entendait proposer une balade en ville à un inconnu au beau milieu de la nuit. Mais malheureusement pour la tranquillité d’esprit de cette dernière, la jeune scientifique n’avait jamais été très encline à prioriser sa sécurité personnelle lorsqu’une occasion d’apprendre s’offrait à elle. Et ce soir, avec un peu de chance, elle en découvrirait plus long sur les shinobis de Konoha et, qui sait, peut-être même sur une nouvelle maladie.

« Je suis Dr Kaede Shimizu », termina-t-elle en tendant la main au konohajin.

Cette soirée s'annonçait plus intéressante que prévu.

Le shinobi du village caché de la feuille rendit son crayon à la jeune femme et sourit à son tour, si on pouvait qualifier ainsi ce sinistre rictus. De toute évidence, le type n’avait pas la conscience tranquille. Sans prendre le temps de se présenter, il enchaîna :

« Arrière charcutière ! Je vais très bien, je dois y aller je suis à la bourre ! »

Sur ce, il récupéra son manteau et sortit en claquant la porte. Clairement, être accompagné par elle n’intéressait pas l’emplumé le moins du monde.

La kunoichi n’était pas du genre à s’offenser pour un détail. Et pour une fois qu’elle avait un visiteur aussi ésotérique, elle n’allait pas le laisser filer comme ça. Elle accrocha son sarreau, prit son sac et attendit que les pas de l’extravagant shinobi se soient éloignés avant de sortir à son tour du bureau sans un bruit. Avec ses fringues délirantes, il ne serait pas trop difficile à repérer dans la nuit de Suna.

En longeant le couloir, elle entendit un bruit sourd provenant de la dernière chambre, qu’elle croyait pourtant vide. La vieille avait encore admis un patient sans consulter personne, sans doute. Furtivement, Kaede jeta un œil par la porte entrouverte. L’emplumé s’y trouvait, ainsi qu’un type qu’elle avait déjà eu le malheur de soigner auparavant : un pilier de bistrot sans savoir-vivre à la limite du retard mental que sa maman avait dû bercer trop près du mur. Quand la médic comprit que l’étranger remplaçait la morphine du blessé par des laxatifs, elle s’avança pour intervenir… puis se ravisa, se remémorant toutes les fois où l'immonde sunajin avait essayé de lui agripper une fesse. Elle se glissa dans l’ombre de justesse lorsque l’homme au manteau rose sortit de la chambre. Puisqu’il se méfiait d’elle, elle allait devoir le suivre sans qu’il la remarque.

Dehors, l’air s’était beaucoup rafraîchi et le vent avait pris de la force, présage qu’une tempête de sable allait bientôt s’abattre sur la région. Le ninja fit d’abord escale au bar où avait eu lieu l’altercation un peu plus tôt. Kaede décida de l’attendre à l’extérieur. Même saoul, son patient n’en était pas moins shinobi et elle risquait d’être vite repérée si elle le suivait dans une taverne presque vide.

Elle entendit quelques protestations puis le bruit typique du morceau de chaise percutant un os temporal à haute vélocité. À force d’accumuler les commotions cérébrales, ces singes finiront tous casés à vie dans un centre pour aliénés. Un instant plus tard, l’homme aux plumes fit irruption dans la rue et s’enfuit en ricanant.

Quand la demoiselle fut certaine que personne ne se lançait à sa poursuite – l’intérieur du bar était d’ailleurs devenu étrangement silencieux – elle le reprit en filature. Il semblait se diriger vers l’unique sortie du village. Ce timbré n’avait quand-même pas l’intention de quitter Suna sans vivres ni eau?