Plus les jours passaient, et plus Kaede réalisait que la conclusion de sa mission auprès de l’ambassadeur de la Cascade l’avait bouleversée bien au-delà du raisonnable. Chaque fois qu’une image de cette soirée fatidique lui traversait l’esprit, les émotions contradictoires suscitées brisaient sa concentration et menaçaient de submerger la superficielle sérénité procurée par son philtre. Et par-dessus le marché, le sommeil n’était plus un refuge puisque ces scènes venaient la hanter jusque dans ses rêves.

Ses moments les plus vulnérables étant ceux de désœuvrement, Kaede s’était tenue sans relâche occupée ces quelques derniers jours.  Aujourd’hui ne faisait pas exception : alors qu’elle aurait normalement profité de ce bel après-midi pour lire dans un coin du jardin botanique, elle se consacrait plutôt à déplacer de la terre en rempotant ses cactus, qui n’en avaient nul besoin pour la plupart.  Mais même ces banals végétaux parvenaient à perturber sa tranquillité d’esprit, lui rappelant celui sans qui la visite de l’ambassadeur se serait conclue sur une toute autre note. En effet, Gaara appréciait la culture des cactus et s’était même bâti une certaine réputation en tant que collectionneur de ces derniers. Kaede avait eu quelques occasions de contempler le jardin qui se trouvait dans la tour du kazekage et elle était bien forcée d’admettre que les spécimens de cette collection privée s’en sortaient mieux que leurs homologues du jardin botanique. Peut-être était-ce dû à l’humidité, mais elle n’était jamais parvenue malgré ses efforts à faire grandir et fleurir les cactées  de sa propre collection.

C’est ainsi que l’idée lui vint d’offrir une nouvelle demeure à quelques-uns d’entre eux. Elle en choisit trois parmi les plus uniques, qu’elle était particulièrement intéressée à voir en floraison. Il lui fallait d’abord un contenant, quelque chose de simple mais d’agréable à regarder. Constatant qu’aucun des pots de la serre n’était digne de son projet, elle se rendit chez le fleuriste pour voir ce qu’il avait en stock. Elle dût patienter avant d’être servie puisque de nombreux hommes ainsi que quelques femmes avaient décidé, pour on ne sait trop quelle raison, de magasiner des fleurs. De retour à la serre avec son pot, la demoiselle y arrangea les trois spécimens en un petit jardin sans prétention qu’elle agrémenta de quelques jolies pierres.

En route vers la tour du kazekage, Kaede ne remarqua pas les regards de pitié que lui jetèrent quelques jeunes filles portant de jolis bouquets en la voyant promener ses cactus. Par une si belle journée de fin de semaine, le bâtiment était vide comme elle l’avait espéré. La kunoichi se dirigea vers la pièce où Gaara entreposait sa collection. Au vu des récents événements, elle préférait de loin déposer la jardinière ici sans dire un mot plutôt que de la lui offrir en mains propres. Elle en était à faire un peu de place pour son présent parmi les multiples végétaux du désert qui constituaient le jardin du kazekage quand elle entendit des pas qui approchaient. Oh merde, et si c’était justement lui? Il était trop tard pour disparaître, cette pièce ne comptait qu’une entrée.  La pauvre médic contempla brièvement l’idée de sauter du balcon mais décida que chuter du quatrième étage n’était pas l’alternative idéale au moment d’embarras qu’elle s’apprêtait à affronter.

Ses craintes se matérialisèrent quand elle reconnut la silhouette de Gaara dans l’encadrement de la porte. Elle tenta de s’expliquer :

-Je voulais juste… enfin… ce sont des spécimens rares que j’ai ramenés de voyage, mais on dirait que je n’ai aucun talent pour m’en occuper. Ils seront plus heureux ici, sous vos soins. Si vous en voulez, bien sûr.

Gaara fut tout aussi cordial et distant qu’à l’habitude dans sa réponse. Il la remerciait pour son cadeau. Il allait en prendre le plus grand soin. Pas le moindre indice, dans sa voix ou sur son visage, qu’il gardait le plus petit souvenir des récents événements. Et pour cause : elle avait elle-même concocté et dosé la potion dont cette amnésie était la conséquence.

En quittant, la kunoichi croisa Temari et lui adressa ses salutations sans s’arrêter. La dernière chose dont elle avait envie en ce moment était d’échanger des politesses. Dehors, les terrasses étaient pleines, les gens se promenaient en couple. Certains avaient revêtu leur tenue la plus élégante. Passant devant une boutique de chocolat à la vitrine ornée de cœurs découpés, elle comprit enfin que c’était le jour de la St-Valentin, cette fête à laquelle elle n’avait jamais porté attention. Kaede fit quelques pas, s’accordant un rare instant d’apitoiement sur son sort, puis s’arrêta net. Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, elle venait d’offrir un présent au kazekage. Et il avait fallu que ça tombe sur ce jour-là. Il était trop tard pour faire marche arrière. Si elle y retournait uniquement pour spécifier que ce cadeau n’avait rien à voir avec la fête des amoureux, elle passerait pour une dinde. L’espace d’un instant, elle reprit espoir : après tout, Gaara était aussi illettré qu’elle en matière de romantisme. Sans doute n’allait-il pas relever la coïncidence.  Puis elle revit Temari dans le couloir, la saluant tandis qu’elle sortait. La sœur du kage, elle, ne manquerait pas de poser quelques questions.

Le mieux était encore d’oublier. Oui, de tout oublier. Et de redevenir la femme qu’elle avait toujours été, détachée, sereine face à ces émotions perturbatrices. Ce rêve, ce cauchemar, elle y mettrait fin ce soir même.

Après un bref saut à l’hôpital pour aviser qu’elle s’absenterait quelques jours, puis un autre à la boutique pour acheter l’une de ces jolies boîtes de chocolats en forme de cœur, elle rentra chez elle, s’installa à son bureau et rédigea une lettre.

Étrange, cette impression d’être en train de composer l’un de ces messages que laissent les malheureux avant un suicide.

Kaede plia et cacheta le billet avec de la cire noire, la couleur des souvenirs archivés, et y traça soigneusement un sceau qui en causerait la destruction si quiconque, outre elle-même, tentait de le lire. Le pli fut rangé sous clé dans un coffre métallique. Plusieurs autres s’y trouvaient déjà, certains vieux de plusieurs années.

Dans la chambre froide adjacente à son petit laboratoire, elle récupéra une fiole remplie d’un liquide transparent et en préleva une quantité précise à l’aide d’un compte-goutte. Ni trop, ni trop peu. Juste assez pour effacer les plus récents souvenirs de son esprit sans en emporter de plus anciens en même temps.

La jeune dame enfila un pyjama, arrangea ses chocolats sur un plateau, y ajouta une coupe de saké et monta à sa chambre. Assise au bord de son lit, elle se permit de revivre une dernière fois les instants passés dans les bras d’un Gaara qui n’était pas vraiment lui-même. Elle ne lui en voulait pas si, pour se protéger, il avait choisi de tout effacer et lui avait demandé de faire de même. Psychologiquement, ces moments lui avaient fait encore plus de tort qu’à elle. Kaede vida le compte-goutte dans son saké et, seule dans sa chambre, leva son verre à la santé du kazekage.