Le soleil se levait à peine quand je me suis mise à la tâche. La lune a pris la relève lorsque j’en arrive à la dernière étape de ma recette. Seule au fond du labo, je transfère le précieux liquide laiteux dans un décanteur. Les gouttes se suivent une à une, plic, plic, plic. Leur couleur me transporte vers le passé.

Je revois une bouteille cassée dont le contenu s’est déjà mélangé à la poussière du sol. Seules quelques gouttes blanches subsistent, trop peu pour soigner ma mère. Je me remémore le drame entraîné par le bris de cette fiole. Les souvenirs qui refont surface sont ceux d’une enfant de cinq ans, lointains et vagues. Quelques images, cependant, sont plus nettes que les autres.

Ma mère affaiblie, enfermée dans une chambre insalubre dont on m’a interdit l’accès. Pourtant, des hommes étrangers y entrent tous les soirs. L’odeur du saké, celle de la sueur. Mes mains rougies et craquelées par le savon et l’eau de vaisselle. La grosse femme de l’aubergiste, ses coups lorsque le travail avance trop lentement. Le fond brûlé de la marmite de soupe, qu’on me laisse finir lorsque tous les clients ont été servis. L’arrivée providentielle de Tsuneo, sa rage contenue lorsqu’il annonce à l’aubergiste que nous quittons avec lui pour Suna. Les larmes de ma mère quand, sous notre nouveau toit, elle comprend qu’elle est enceinte.

Quelle part de tout ceci est issue de l’imaginaire de la petite fille que j’étais? Que s’est-il réellement passé là-bas? Ma mère affirme ne pas s’en souvenir, à cause du philtre. Je crois plutôt qu’elle ne veut pas s’en souvenir.

Curieux. Ne pas connaître les détails de cet épisode ne m’avait jamais incommodée jusqu’à présent mais tout à coup, j’ai absolument besoin de savoir. Je viens de rentrer d’une mission. La prochaine ne débute que dans dix jours. Ma clinique est fermée pour le mois. Dans le moment, personne n’attend rien de moi. Si je ne rentre pas ce soir, qui s’en inquiètera?

Par nécessité, mais aussi pour juger de la qualité de cette cuvée, j’avale une coupe du liquide amer. Le goût en est aussi infect qu’à l’habitude, ce qui est sans doute bon signe. J’enfile des vêtements anonymes, confortables pour le voyage. Je remplis machinalement mon sac de l’équipement usuel. Sans vraiment réfléchir, je me rends à la chambre froide pour prendre l’un des petits flacons que j’y ai entreposés il y a quelques semaines, sous clé. Si la couleur vert-noirâtre du contenu est plutôt sinistre, son effet l’est encore davantage. Je le glisse dans mon sac.

Dehors, il fait déjà froid et sombre. Sans un bruit, je longe les rues étroites et atteins finalement le gouffre sans avoir croisé qui que ce soit. Le vent s’y engage dans un sifflement angoissant, soulevant au passage des nuages de sable. Résolument, je franchis les portes de Suna et m’enfonce dans le désert.

Après une bonne heure de marche, je m’arrête et fais volte-face.

« Ça va, tu peux te montrer. Je sais que tu es là. »

Minoru est fantastique quand il s’agit de baston mais le camouflage et la filature n’ont jamais été son domaine. Je ne sais même pas pourquoi il essaie.

-On t’entend marcher. Dans le sable. Par-dessus le bruit du vent. Faut vraiment le faire.

Il se matérialise dans un petit nuage de sable et j’ai droit à un sourire éclatant. Avec le taijutsu, ce sourire est son principal atout. Ça et son caractère jovial : il n’y a pas la moindre trace d’irritation sur son visage, même si je viens de le traiter d’incompétent. Mais son expression redevient vite sérieuse.

-Tu sais bien que tu devrais pas partir sans escorte. Tes talents sont trop précieux pour le village.

Je hausse les épaules. Pas envie de me justifier en étalant ma vie privée ici et maintenant.

-Ça ne te regarde pas. De toute façon, je ne vais pas loin. Si on me cherche, t’as qu’à dire que je reviendrai dans quelques jours.

-Pas question que je te laisse continuer seule. Ou bien tu rentres à Suna, ou bien je t’accompagne.

Je fais une pause pour réfléchir. Je ne pense pas courir grand risque à visiter ce village. Il est petit, vulnérable et peuplé de paysans, du moins dans mes souvenirs. Et en y repensant, je n’ai vraiment aucune envie que Minoru apprenne quoi que ce soit sur ce passage sombre de ma vie.

D’un autre côté, il est si entêté que si je veux l’empêcher de me suivre je vais devoir le paralyser ou l’endormir, et ça m’embêterait quand-même un peu de le laisser sans défense à des kilomètres de Suna. J’invente un bobard minimalement crédible. Heureusement, avec lui la barre n’est pas bien haute.

-Si tu veux vraiment le savoir, je me rendais au village de Kokura acheter un ingrédient qui me manque. L’ennui, c’est qu’il est illégal et que je ne tiens pas à ce que ça se sache. J’ai déjà assez de problèmes comme ça avec le conseil.

-Un jour, toutes ces transactions illégales vont t’attirer des tas d’ennuis.

Sans répondre, je reprends la marche. Nous avons déjà eu cette discussion, et pas qu’une fois. Il m’emboîte le pas, bien décidé à ne pas me lâcher. Je le connais assez pour savoir que sa compagnie est non négociable, mais aussi que je peux compter sur son silence. Comme allié et ami, son cv est impeccable.

Je vais juste devoir inventer un prétexte pour qu’il soit occupé ailleurs quand j’interrogerai l’aubergiste.