Comme chaque année, nous nous apprêtions à fêter Noël en famille dans la grande maison de mon beau-père Tsuneo. J’étais assise à la cuisine à trancher des carottes, tâche peu accaparante qui me laissait le loisir d’écouter la conversation tenue par mes deux frères, affalés sur le divan du salon. Le débat semblait porter sur l’existence du père Noël et le ton commençait à monter.

-Si, il existe, fit Jiro, le plus jeune des deux. J’te dis qu’il existe! Il habite au bout de la rue. Il hiberne toute l’année et ne sort qu’à Noël pour livrer les cadeaux.

-C’que t’es bête! lui répondit Eiji. Le vieux du bout de la rue s’appelle Kashikoi. Il hiberne pas, il est à la retraite. C’est le moine des vents, on t’a rien appris à l’école?

-Justement, il utilise son vent pour faire voler le traîneau.

Pendant un moment, je les entendis se taper dessus à grands coups de coussins, puis Eiji reprit :

-S’il existe, comment t’expliques qu’on reçoive des cadeaux chaque année et jamais du charbon?

Le petit fit une pause pour réfléchir, visiblement déstabilisé par cet argument de poids. Puis :

-Nan. Je sais qu’il existe. Les grands racontent pas de mensonges.

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Un peu plus tard dans l’après-midi, ils firent irruption dans ma chambre. Sans frapper, comme toujours.

-Kaeeeede! Il te reste des biscuits qu’Eiji a donnés à son prof la fois où il était pas prêt pour son exam?

-Non, j'en ai plus. C’est pour faire quoi?

Emmerdes à l’horizon.

-Une mission. Tu peux m'en fabriquer d'autres, dis?

Une mission à huit ans? Il aurait pu trouver un peu mieux.

-Tu m’en diras tant. Je te rappelle que la dernière fois, il a fallu que papa intervienne pour que ton frère soit pas mis à la porte de l’académie.

Il prit son air le plus sérieux. Danger.

-Si tu le fais pas, je dis à papa que c'est toi qui as mis le feu à l’atelier en essayant d’animer un pantin.

Merde.
Que Tsuneo apprenne que j’avais incinéré une marionnette et me fasse la gueule pendant une semaine ou deux, passe encore. Mais si le conseil du village avait vent de mes tentatives de performer un jutsu interdit, je ne voulais même pas imaginer la dèche cosmique dans laquelle je me retrouverais.

-Si on t'attrape, tu me les as pris sans permission. Et puis, tu fais toutes mes corvées pendant un mois.  Et surtout. SURTOUT. Je ne veux plus jamais entendre parler de cette histoire de pantin. C'est clair?

Un sourire qui n’augurait rien de bon éclaira son visage.

-Marché conclu!

-C'est pour un adulte ou un enfant?

-Un adulte. Un GROS adulte.

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J’aurais dû me douter que ça se terminerait mal.

Au beau milieu de la nuit, toute la maisonnée fut réveillée par un fracas colossal provenant de l’escalier, suivi d'une avalanche de jurons que la décence m’empêche de citer. Au pied de l’escalier, nous trouvâmes Tsuneo affalé au milieu d’un amas de cadeaux en plus ou moins bon état, qu’il s’apprêtait sans doute à installer sous le sapin. Il avait l’air plutôt sonné. J’en étais à m’assurer qu’il n’avait rien de grave quand mon petit frère s’exclama d’une voix outrée :

-Papa a bouffé les biscuits du père Noël!

Oh que j’aurais dû la voir venir, celle-là.

Sur la petite table du salon trônaient un verre de lait à moitié entamé et une assiette qui ne contenait plus que quelques reliefs de mes biscuits soporifiques. Je grinçai des dents en pensant à la dose que j’y avais mise. Si Tsuneo avait tout avalé, pas étonnant qu’il ne tienne plus debout.

Tout le monde put lire sur le visage de mon petit frère le moment exact où il comprit que ses cadeaux ne venaient pas du père Noël. Même Eiji cessa de ricaner. On aurait juré que le petit venait d’être trahi par son plus vieil ami. Pendant un instant, il resta sur place, trop choqué pour parler, pour finalement murmurer d’une voix tremblante :

-Le père Noël, c’est pour les bébés!

Il se précipita vers sa chambre pour s’y enfermer en claquant la porte et y resta pendant deux jours.

Parmi les mauvaises actions et gestes irresponsables commis cette année-là, celui-ci fut le seul pour lequel ma conscience fit vraiment des siennes.